Culbuto

Publié le par La Zitoune

Il est grand. Sûrement un 3e. Il met ses deux mains à plat au-dessus de ma poitrine et pousse fort. Je me sens partir en arrière, mais d'autres petites mains me renvoient en avant. Je retrouve l'équilibre, un peu comme un culbuto. In extremis. On dirait que je suis soûle alors que je n'ai bu que du café. Les deux filles qui m'ont évité de m'étaler sur le dos comme une tortue me regardent avec les yeux écarquillés.
- Ça va Madame ?
- Oui, ça va. Merci.
En vrai, ça ne va pas du tout. Je tremble. Respire Zitoune... respire...
Le groupe s'éloigne rapidement, en masse compacte, à grandes enjambées, et je n'ai plus l'énergie de courir derrière cette entité pour tenter d'identifier l'élève "qui a osé". Et c'est flippant : je ne ferais pas le poids de toute façon. Vidée, tout mon sang est tombé dans mes pieds.

Je mangerais bien une pâte de fruits moisie.

Je n'ai pas eu le temps de voir la tête de mon agresseur, juste ses mains posées à plat sur moi, comme on pousse une porte ou un objet.
Mes pensées s'embrouillent, mes yeux s'embuent. Les élèves en profitent. J'ai l'impression d'être un animal blessé au milieu de la forêt. Mon sang excite la meute. Je ne maîtrise plus rien. Tout part à vau-l'eau. Reprendre le dessus. Lutter contre soi-même. Convoquer la raison en urgence. Les enfants courent dans tous les sens. Ils crient. Je n'entends plus leurs questions ou ne les comprends pas. Je m'en fous complètement.
Verrouillée. Je ne trouve plus la clef. ÇA SONNE. Ils courent et crient encore plus vite et plus fort. Je reçois leurs sacs dans les bras et les côtes lorsqu'ils passent à côté de moi. J'aime les enfants en général, mais là je les déteste. Tous.

Heureusement, il y a Évangéline et sa petite voix - qui me ramènent toutes les deux à la surface. Ses taches de rousseur ressemblent à une ancre qu'elle me jetterait pour que je ne m'éloigne pas trop de la rive.
- C'est bientôt la cantine, Zitoune ? J'ai trop trop faim !
- Oui, c'est bientôt ! m'entends-je répondre du fond de mon bunker. Je lutte pour ne pas la décoller du sol et lui faire plein de bisous sur ses joues rebondies. Cette gamine pétille d'intelligence, de gentillesse, elle est un médicament, que Dorit n'aura jamais dans sa pharmacie ; et pourtant il n'y a pas plus efficace.

Le silence revient peu à peu dans le collège, mais dans ma tête c'est encore le foutoir. Je n'encaisse pas ce qui vient de se passer. Ces deux heures m'ont semblé une éternité.
Je m'isole pour prendre ma décision.

C'est ma période d'essai. Je mets mon blouson et m'en vais après avoir informé qui de droit que je ne reviendrai pas. Jamais. On tente de me rattraper, de me persuader que je fais une erreur, mais ma décision est prise.
Je rentre à pied, l'air frais me nettoie la tête. Ses mains ne sont plus sur moi. Mes pensées s'ordonnent au fil de mes pas. J'ai pris la bonne décision. C'est sans appel.
J'ai faim.

Maintenant, on va arrêter les conneries, considérer les signes de lassitude, ne plus tourner autour du pot. Maintenant, je vais écrire. Pour de bon, "pour moi". Et tenter d'en vivre, enfin.
Et si j'y parviens, certains d'entre vous n'y seront pas pour rien. 😘❤

Culbuto

Publié dans Mes réalités

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