Raclette party

Publié le par La Zitoune

Samedi prochain, je fais une soirée raclette. Viens avec ton chéri ! On sera une petite dizaine. Il y aura Marielle aussi. On fera des jeux de société." me dit Isa entre deux réunions. Je tique sur "Il y aura Marielle aussi."… mais m'ébroue pour chasser l'idée qu'elle est insupportable et que, noyée dans un groupe, elle fermera peut-être sa grande goule. 

"Bah d'accord !" a dit Fabien plus tard, lui qui ne refuse jamais une bouffe ou de jouer.
Et nous voilà partis hier soir, à la découverte d'illustres inconnus, du rhum arrangé sous le bras. 

 

...

 

 

Il n'y a que des femmes. "Ça m'change du boulot !" me lance mon jules, un chouïa dépité. 
L'apéro se déroule debout, puis nous passons enfin à table. L'appareil à raclette réchauffe l'atmosphère. Il caille sa race dans cet appartement ! Le Martiniquais me glisse qu'il a les pieds gelés. Je lui file une Pompadour. Le temps qu'il l'épluche, il oubliera ses arpions.


Les discussions fusent dans tous les coins. Il y a beaucoup trop de brouhahas pour que j'en capte une seule et je sais que Fabien, l'homme à l'oreille bionique, n'essaie même pas. Je lui jette un coup d'œil... il a le regard du fou qui fait une partie d'échecs dans sa tête. Je le ramène sur Terre en lui tripotant la tour en A8 sous la table. Il lâche un hoquet de surprise en même temps que son cavalier et reprend un visage sociable, en riant sous cape.
Et les festivités commencent, d'un coup, sans préambule. 

 

Marielle fait tout un sketch sur la jalousie, avec des airs grandiloquents, comme si elle n'était elle-même pas concernée. Soi-disant qu'elle ne connaît pas ce travers et aime trop sa liberté pour être jalouse. Elle ajoute, la bouche en Q de poule, l'œil plein de frisottis, qu'elle ne fait pas à autrui ce qu'elle n'aime pas qu'on lui fasse. Son mec, dit-elle, n'a pas à lui rendre de comptes et, elle-même, ne supporterait pas un compagnon jaloux, au grand jamais !

 

Mouais c'est ça, me dis-je. Comme si elle était tout le temps maîtresse de ses émotions et jamais habitée par des doutes, des craintes ou des peurs. Serait-elle un robot programmé, prévisible et froid comme un psychopathe, incapable de ressentir les émotions ? Une maison témoin, sans histoire et inhabitée, même pas par un ou deux fantômes taquins ? C'est cela ouais...
Son ton sentencieux me hérisse tellement le poil que je me visualise lui faire un masque au fromage à raclette. Mais ce serait du gâchis. 

 

Personnellement, j'ai toujours beaucoup de difficultés à prendre pour argent comptant ce genre de discours un peu trop revendiqué et trop peu nuancé à mon goût. C'est peut-être idiot, mais je trouve toujours un peu suspects les gens qui clament leurs qualités alors que personne ne leur a rien demandé. Ces humains qui s'autoglorifient sur le dos des autres et chantent leurs propres louanges sont trop ennuyeux pour qu'on soit crédules ou véritablement indulgents.

 

Apparemment, cela agace également ma voisine de droite, intitulée Nathalie, qui se lance tête baissée dans la confrontation, la bouche encore remplie de jambon de pays. Elle commence par lui demander, tout de go, depuis quand elle a un mec et, sans lui laisser le temps de répondre, "pour qu'on parle bien de la même chose" précise-t-elle, exige qu'elle donne sa définition de la jalousie. Marielle se braque instantanément et lui envoie dans les ratiches qu'il n'y a qu'une définition admise dans le dictionnaire et qu'elle ne voit pas où elle veut en venir. Elle a un bout de viande des Grisons coincé entre deux dents. Il me fait de la peine, on dirait un innocent jeté dans les oubliettes pestilentielles d'une bâtisse en ruine. Intérieurement, je glousse en gobant un cornichon vinaigré juste ce qu'il faut ; j'aime bien les petits oignons aussi, mais ils sont trop difficiles à attraper dans le pot, surtout en collectivité... 

 

S'il y a litige sur le vocabulaire dès la cérémonie d'ouverture, on n'est pas rendus ! soupiré-je sur ma chaise. 
Quelque chose entre alors dans mon champ de vision, par la gauche. Ah ! c'est Fabien qui me tend son verre à pied pour que je le remplisse ! Il susurre : "On dirait du Beckett..." Pour ne pas partir en riquette, je bois le mien cul sec en rendant un vibrant hommage mental à Vladimir et Estragon. 

 

Puis Nathalie se lance dans un argumentaire assez bien construit, dois-je dire, qui - en gros - aboutit à la conclusion qu'on ne peut pas aimer sans avoir peur de perdre l'objet de son amour, ce qui, dit-elle, "mène tout droit à une forme de légitimation d'une jalousie qui doit toutefois rester raisonnablement contenue pour ne pas être destructrice", "un ressenti universel" déclame-t-elle. Quelle éloquence ! me dis-je, attendrie par tant de passion.

 

La tablée semble médusée, une onde frémissante la parcourt. J'ai l'impression de la voir courir entre les assiettes. On entend les patates chaudes voler. Manifestement, on connaît tous le caractère de merde de Marielle ; chacun se prépare à sa réaction éruptive et s'attend à une secousse tellurique. L'air qui s'échappe de son cratère buccal est trop saturé de dioxyde de soufre pour ne pas être inquiétant ; il est le signe que le magma se rapproche dangereusement de la surface. 
J'en profite pour lâcher discrètement un gaz en attrapant une tranche de mortadelle. 

 

En effet, Marielle s'emballe, sans starter, debout sur la pédale d'accélérateur. Cette vieille croûte commence à se fissurer. Son visage est enflammé. 
Elle trouve méprisable la façon qu'ont certaines femmes de vouloir "absoooolument contrôler leur mari", "mais de quel droit ?!" siffle-t-elle, incandescente, entre deux émissions de téphras.

Je me demande si Patrick Bruel aurait une réponse... 

 

Nathalie la regarde fixement, avec un air si dédaigneux que mon fromage à raclette au lait cru en fait des fumerolles dans son caquelon. L'air chaud commence à devenir compact. On se croirait sur le Piton de la Fournaise. Il devient difficile de respirer. Des nuées ardentes irritent les gorges. Les gens, gris cendre, se dandinent sur leur chaise, comme s'ils contenaient une soudaine envie d'uriner ou des coulées de lave.
Nous ça va, avec Fabien, on boit du petit lait. 

 

Marielle est à gifler. Son air suffisant suinte d'agressivité. Même le Dalaï-Lama rêverait de lui planter sa fourchette dans le front, en plein dans le troisième oeil.

 

Pour détendre l'atmosphère, je demande à Isa, la maîtresse de maison décomposée et livide, de me faire passer les tomates cerises. Elle le fait à deux à l'heure, comme si son bras était ankylosé, ralenti par un épais magma. Elle gagne du temps, pensé-je.

 

Marielle et Nathalie se toisent comme deux bouquetins prêts au combat sur les pentes du Vésuve. Elles ont l'air tellement con, mais c'est vrai qu'elles n'ont pas fait l'Etna... 

 

"Passe-moi la rosette !" me dit Fabien à l'oreille, en bout de table, loin de l'épicentre. Puis il ajoute, goguenard : "Elles sont marrantes ces nanas ! Je passe un excellent moment ! Elles vont s'étriper tu crois ? Passe-moi donc la rosette !" Il connaît la montagne Pelé et les risques.
Pour le faire ch..., je lui passe le jambon blanc... et pense à tous ces gens pétrifiés à Pompéi, qui - eux - n'ont rien vu venir.

 

Dire qu'après le repas, on est censé jouer à des jeux de société... autant remettre une bûche dans la Soufrière. 😬 Non mais sérieusement... qu'est-ce qu'on se marre !!! 😅

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