Le petit Pierre

Publié le par La Zitoune

Portrait 

 

Je me souviens de lui comme si c'était hier. Minuscule, brun aux cheveux ondulés, raie sur le côté. On aurait dit Cary Grant dans "Les enchaînés" d'Hitchcock. Et, tout comme l'acteur, le petit Pierre avait un menton dit "en fesses d'ange", comme s'il avait trop joué à la barbichette. Ses lunettes lui donnaient un air sérieux, que ses gobilles malicieuses venaient sans cesse contredire. Il y avait une lueur particulière dans son regard, comme si ses yeux parlaient leur propre langage.
 
J'ai beaucoup refusé que l'on me dise des choses sur les élèves avant les rentrées de septembre. Je ne préparais pas des fiches sans les connaître, avec les jugements moraux de mes collègues, parfois dégoulinants de frustration ou de lassitude, souvent légitimes à bien des égards.

On ne va pas épiloguer sur le manque de moyens dans l'Éducation nationale ni sur la difficulté du métier, autant enfoncer des portes ouvertes.
Bref, bons, moyens ou mauvais élèves, chiants ou disciplinés, en avance ou en retard, calmes ou nerveux, sauvables ou condamnés par le système... j'aurai bien le temps de le découvrir par moi-même, me disais-je. Avec ma propre grille de lecture, mon histoire personnelle, mon vocabulaire, toutes mes innombrables lacunes et l'ensemble de mes biais.

Une plante a besoin d'eau, de lumière et de terre pour croître. Mais elle peut vivre heureuse dans l'eau, si celle-ci est suffisamment nourrie.
J'ai une aversion pour les tiroirs et leur côté trop pratique pour être honnête. Une fois refermés et étiquetés, on y étouffe et n'importe quel végétal peut y crever, s'y dessécher, y compris le plus coriace des cactus.

Où en étais-je ? Ah oui ! le petit Pierre !
Un prénom minéral. Une météorite, un fragment d'astéroïde. Un petit corps du Système solaire. Le petit Prince, lui, venait de B 612. Le petit Pierre venait d'un tout petit bled comme on peut en trouver à foison dans le département de la Loire.

Le jour de la rentrée, j'ai demandé à tous les élèves de la classe d'écrire leur nom, prénom et tout ce qu'ils voulaient bien me dire sur eux : goûts, dégoûts, loisirs, passions, qualités, défauts, etc., sans autre consigne, ni un nombre de lignes à respecter.
Je me souviens parfaitement qu'en lisant la copie double du petit Pierre, j'avais été sidérée. Il y avait un tel décalage entre ce petit corps de mulot binoclard à fossette mentonnière et la 4 voies à l'intérieur de sa tête ! C'est comme si je découvrais un musée Salvador Dalí dans la salle des fêtes de Pommiers-en-Forez ! 

Ensuite, j'avoue, j'ai sympathisé avec lui, un peu différemment d'avec ses camarades de classe. [N'y voir aucun lien de près ou de loin avec une certaine Brigitte M. Merci.] Il a souvent passé ses récrés à me raconter des choses et fait part de ses réflexions du moment, au gré de ses lectures et nombreuses découvertes.
On m'a déjà fait des réflexions désagréables à ce sujet, du style : "Ah ouais ! T'as des chouchous quoi !" Cela n'avait pourtant rien à voir, même si refuser d'admettre que certains élèves sont plus faciles à apprécier que d'autres revient à mentir.
J'avais mis en place des outils supplémentaires pour aider ceux qui en avaient le plus besoin et tout le monde trouvait ça normal. Alors pourquoi chercher à l'aider lui, à l'autre bout du spectre de la différence, était-il considéré comme du favoritisme ?

C'est sûr que ce genre d'élèves dérange. Il faut être en mesure de ne pas perdre la face devant leurs incessantes questions ou lorsqu'ils pointent des incohérences dans le cours. Il est alors plus facile de parler d'insolence que de questionner son enseignement. Comme si les profs n'avaient plus rien à apprendre ni à améliorer. Ça aussi c'est un tiroir étouffant... et une vaste foutaise !
Tout comme l'on devient parent, l'on devient enseignant. Ce n'est pas un label bio que l'on gagne automatiquement en se reproduisant ou en faisant des études. C'est bien pour cela que l'un et l'autre sont si difficiles sur le terrain !

Bref, le petit Pierre avait officiellement le droit de ne pas s'ennuyer dans ma classe. Toujours en avance malgré deux sauts, le CP puis le CE2, il était autorisé à bouger, lire, écrire, dessiner, superviser ses copains, etc., dès son travail scolaire terminé, c'est-à-dire les exos en cours + tous ceux concoctés spécialement pour Monsieur par ma pomme. Ainsi, comme il finissait tout à la vitesse de l'éclair, quelle que soit la matière, il s'est adonné aux mots croisés avec une redoutable frénésie. Mais n'allez pas croire qu'il se contentait de remplir les grilles d'un(e) autre ! Il élaborait les siennes et prenait un malin plaisir à les soumettre à la prof, qui les noircissait le soir, dans son lit, en tirant souvent la langue. Il m'est même arrivé de tricher en fouillant dans le dictionnaire. Ce qu'il n'a évidemment jamais su, faut pas déconner... j'ai ma dignité ! 

Il avait 9 ans. Un menton en fesses d'ange et des yeux malicieux.

J'ai reçu ses vœux comme un cadeau, chaque mois de janvier, durant une bonne dizaine d'années. Vœux auxquels je répondais toujours avec un grand plaisir. Puis ça s'est arrêté. Je me doutais bien qu'il ne me souhaiterait pas la bonne année indéfiniment, mais je pensais souvent à lui. Il est l'un de mes meilleurs souvenirs de mes années d'enseignement.

Aujourd'hui, j'ai appris par hasard qu'il est en passe de terminer Polytechnique. Une sorte d'accouchement sous X. Et ça m'a émue. Beaucoup. C'est peut-être un détail pour vous, mais pour moi ça veut dire beaucoup.

Le petit Pierre

Publié dans Portraits, Lys

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