La voisine "à" ma mère

Publié le par La Zitoune

Portrait 

 

Alors elle, c'est un cadeau pour qui aime décrire les gens. Déjà, physiquement c'est quelque chose. Elle ressemble de loin à la mère Denis, lorsqu'elle étend sa lessive sur le fil dehors, quel que soit le temps et la saison, et de près à la mère Michel, lorsqu'elle balance des poignées de croquettes dans sa cour pour nourrir ses chats et... évidemment... tous ceux des alentours par la même occasion. Les chats ne respectent pas trop les palissades et autres grillages, alors on les entend souvent se battre et leurs feulements la font immanquablement sortir de chez elle avec le balai brandi au-dessus de la tête.
J'avoue kiffer de voir claudiquer Claudette en claquettes-bas de contention, les jambes écartées, ses énormes seins ballottés de droite à gauche.
On ne peut pas dire que ses robes en feutre la mettent tellement en valeur, mais ce qui tue l'ensemble reste son indécrottable chignon de traviole. Elle le fait tenir avec des crayons à papier HB. Si ça se trouve c'était déjà les mêmes lorsque j'étais enfant. Je ne l'ai jamais vue les cheveux détachés. 

Elle s'appelle Claudette, vous l'aviez compris, et elle a comme qui dirait une trogne. Rouge écarlate, été comme hiver, la peau de son visage pèle en permanence. Je l'ai toujours connue ainsi, recouverte de peaux mortes. Elle était déjà vieille à 40 ans et n'a plus changé depuis. C'en est même stupéfiant. Comme si le monde vieillissait sans elle. Elle a enterré ses parents, son mari, ses frères et sœurs, sa fille, son neveu et un nombre incalculable de chats et de chiens. Actuellement, elle a un berger allemand terne baptisé "Allez oust !", c'est ce que j'ai compris en tout cas. 

Mon père la détestait cordialement parce qu'elle laissait japper ses clébards sans se soucier du besoin de tranquillité de ses voisins. Personnellement, je l'ai toujours considérée comme un cabinet de curiosités. Sa façon de vivre, de parler, son accent, ses habitudes... tout m'intriguait chez elle. Elle a d'ailleurs fait partie de mes sujets favoris d'espionnage lorsque j'avais 12 ans. En revanche, je haïssais copieusement son mari, cette espèce de gros dégueulasse lubrique aux blagues salaces. Instinctivement, je suis toujours restée à distance de ce sale bonhomme et m'en félicite encore aujourd'hui. 

Elle, Claudette, elle est toujours là, immuable, imputrescible. Même silhouette toute droite des aisselles aux cuisses. Même gouaille, mêmes claquettes, mêmes peaux mortes, mêmes varices, même garde-robe, même odeur de vieille lavande en sachet.

Aujourd'hui, elle nous a apporté un gâteau de foie maison (🤢) et une boutanche de gros rouge qui tache. Maman l'a invitée à entrer pour boire le café. J'ai fait un bond dans l'enfance en deux secondes et demie, genre triple salto arrière réception pieds joints impeccable.
C'était agréable et rigolo. Une sorte de madeleine de Proust. Je passais un bon moment, détendue, amusée.

Puis elle s'est mise à parler de "tous ces fainéants de Roannais en djellaba qui vivent des allocations familiales dans les HLM du Parc des Sports" et, sans transition, elle a embrayé en haussant le ton sur "le RN qui va bientôt remettre de l'ordre dans tout ça parce que ça a trop duré".

Et là je me suis dit, en fixant les peaux mortes sur cette vieille souche française rubiconde, que si, finalement, elle était putrescible.

La voisine "à" ma mère

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