Portrait-surprise

Publié le par La Zitoune

La personne dont je vais faire le portrait ne m'en voudrait sans doute pas que je la qualifie d'artiste, mais je ne me le pardonnerais pas. C'est bien trop incomplet. Pour moi, ce compagnon de voyage n'est pas simplement un artiste, un écrivain, un comédien, un philosophe, mais un frère : un artiste fraternel, un penseur de la fraternité, reconnu d'utilité publique. Il fait partie des rares humains qui donnent du sens là où l'absurde règne en maître. Il nous parle de nous - l'air de rien - en nous intégrant dans la comédie humaine comme dans une grande famille chaleureuse et conviviale. Un foyer. Un remède contre la désespérance. "Il y a dans les hommes plus de choses à admirer qu'à mépriser."


Cet homme n'est pas un concept, ni une pipe. On le connaît pourtant avec une éternelle cigarette au bec. 
Il a cherché l'équilibre toute sa vie, tel Andy Dufresne grattant le mur de sa cellule avec un petit marteau taille-pierre, caché derrière une affiche de Rita Hayworth. "Le monde est beau, et hors de lui, point de salut."


Né en Algérie en 1913, il perd son père des suites d'une blessure de guerre alors qu'il n'a qu'un an. Sa mère fera des ménages pour nourrir sa famille, qui se compose de ses deux garçons, sa propre mère autoritaire et son frère sourd, presque muet et tyrannique. Il est un élève doué et espiègle, pris en affection par son instituteur de CM2, à qui il rendra un vibrant hommage, beaucoup plus tard, lorsqu'il recevra le prix Nobel de littérature en 1957 : "Sans votre enseignement, et votre exemple, rien de tout cela ne serait arrivé". Fondations. Gratitude.
Puis, plus tard, il louera son professeur de philosophie, devenu son mentor et ami. "J'admire seulement ma chance, à moi qui, plus que quiconque, avais besoin de m'incliner, de m'être trouvé un maître, au moment qu'il fallait, et d'avoir pu continuer à l'aimer et à l'admirer à travers les années et les oeuvres". Le mentor montra pourtant quelques signes de jalousie, sur le tard, lorsque l'élève dépassa le maître.


Adolescent conscient très tôt de la condition ouvrière, son oncle travaille dans une tonnellerie, il usera des poings dans la rue et regrettera d'avoir eu honte de la pauvreté de sa famille, qu'il sait différente de la vraie misère. Conscience sociale. Plus révolté que révolutionnaire. "Je me révolte, donc j'existe."


La tuberculose met un terme à son désir de devenir footballeur, sport dans lequel il excellait, ainsi qu'à la possibilité de passer l'agrégation. Il prendra la mesure de la fragilité du bonheur et donc de son caractère précieux. Comme une toile de fond qui guidera son oeuvre. Un phare dans la finitude de l'existence. "Le bonheur est la plus grande des conquêtes, celle qu'on fait contre le destin qui nous est imposé."


Il dédicacera un roman à sa mère analphabète et silencieuse : "À toi qui ne pourras jamais lire ce livre".
Beaucoup voient dans son oeuvre trois cycles successifs : celui de l'absurde, puis de la révolte et, enfin, celui de l'amour.


Engagé dans la Résistance en 1943, cet homme n'est pas un contemplatif. Il n'est pas non plus l'homme d'une seule femme. "Étreindre un corps de femme, c'est aussi retenir contre soi cette joie étrange qui descend du ciel vers la mer". Il les aime libres et fortes. Il paraîtrait que l'infidèle ressentait une certaine culpabilité vis-à-vis de sa femme...
Maria Casarès aura une place de choix au sein de son panthéon. Comme lui éprise de théâtre, elle devint son amante durant la nuit du Débarquement. Souvent séparés, ils s'écrivirent 865 lettres enflammées entre 1944 et 1959. "C'est cela l'amour, tout donner, tout sacrifier sans espoir de retour."


Romans, carnets, pièces de théâtre et échanges de courriers avec plusieurs amis, son rapport à l'écriture est complet et son sens de l'amitié aigu. On connaît celle qui le liait au poète René Char, à qui il écrira : "Ne supportez rien par amitié pour moi. Je vous aime libre, tel que vous êtes".


Bon... vous l'avez reconnu depuis longtemps j'imagine ? 😃
Albert Camus, of course !


Dire qu'il était un homme engagé politiquement relève de l'euphémisme ; tout d'abord comme journaliste puis éditorialiste. Il énonçait sans cesse les règles déontologiques et éthiques d'un métier qu'il adulait. "On voit ainsi se multiplier des mises en page publicitaires surchargées de titres dont l'importance typographique n'a aucun rapport avec la valeur de l'information qu'ils présentent, dont la rédaction fait appel à l'esprit de facilité ou à la sensiblerie du public ; on crie avec le lecteur, on cherche à lui plaire quand il faudrait seulement l'éclairer".
Que dirait-il aujourd'hui en découvrant Pascal Praud ou "Valeurs actuelles", entre autres immondices ?
Il connut - un temps - la censure et mena des combats pour la liberté de la presse, d'expression, la justice, apporta son soutien à l'Espagne républicaine, condamna l'usage de la bombe atomique, s'intéressa de près à la question algérienne, ...
Il veilla toujours à "mettre en garde le sens critique du public au lieu de s'adresser à son esprit de facilité". 
Mon Dieu, quelle guerre aurait-il menée contre CNews, BFMTV, C8 et compagnie !


Ce penseur se démarque des deux grandes idéologies - communisme et libéralisme - de son époque. Il ne peut se résoudre à donner la primauté à la justice ou à la liberté. Le communisme à la soviétique prétend à une société égalitaire et juste, sans prendre en compte l'autoritarisme que cette justice absolue nécessite. Quant au libéralisme qui prône la jouissance sans limites de la liberté, il "oublie" les innombrables injustices qui en découlent. Pour notre homme, ce n'est pas fromage ou dessert, mais justice ET liberté. Ni le "Un" incarné par l'individu ni le "Multiple" et son pouvoir absolu, mais une volonté entre les deux, solitaire et solidaire à la fois. C'est l'engagement politique qu'il défendra toute sa vie, comme une troisième voie, y compris coincé entre les deux grands blocs idéologiques durant la guerre froide. Ce qui lui a valu beaucoup d'attaques, autant de la presse de gauche que de celle de droite.
"On a déclaré qu'il fallait d'abord la justice et que, pour la liberté, on verrait après ; comme si des esclaves pouvaient jamais espérer obtenir la justice."


On a beaucoup entendu parler des désaccords philosophiques, littéraires et politiques entre Albert Camus et Jean-Paul Sartre, et de leurs vifs échanges de tribunes. Camus ne supporte pas le dogmatisme de Sartre et son soutien aveugle au communisme pratiqué en URSS. Sartre reproche à Camus sa formation philosophique à son goût trop fragile et use, au passage, du mépris de classe. La rupture est publique. Ils l'assument.
Mais leur relation était plus complexe que les apparences pouvaient le laisser penser. Le respect perdura malgré tout. Pour preuve, l'hommage rendu par Sartre à Camus peu après son décès. 


Albert Camus est mort le 4 janvier 1960, dans un accident de voiture, persuadé de ne pas avoir réussi à écrire l'œuvre dont il rêvait, le "grand roman". Insatisfait, il regrettait que ses personnages restent "des êtres sans mensonges, donc non réels". Il a même traversé une crise artistique durant plusieurs années, n'arrivant plus à écrire. Il expliqua que ce qui fait le "grand romancier" est "la fusion secrète de l'expérience et de la pensée, de la vie et de la réflexion sur son sens".
Son dernier roman resta inachevé, fauché sur cette route. "Du moment qu'on meurt, comment et quand, cela n'importe pas, c'était évident. "


En toute subjectivité, s'il n'y avait qu'une chose à comprendre et à retenir de la pensée d'Albert Camus, elle tiendrait dans ces quelques phrases :
"On ne pense que par image. Si tu veux être philosophe, écris des romans."
"Le monde romanesque n'est que la correction de ce monde-ci, suivant le désir profond de l'homme." En mettant en scène des personnages "qui vont jusqu'à l'extrémité de leur passion", le roman "fabrique du destin sur mesure" et parvient à "triompher, provisoirement, de la mort".


C'est pourquoi il haïssait tant le roman à thèse, "l'œuvre qui prouve", c'est-à-dire quand "la théorie fait du tort à la vie". Ce qu'il reprocha d'ailleurs à Sartre, dans un splendide coup de pied de l'âne.
Et vouait un culte au théâtre : "Une scène de théâtre est un des lieux du monde où je suis heureux". "Pour moi, le théâtre est justement le plus haut des genres littéraires et en tout cas le plus universel."


Camus, humaniste indémodable, restera Camus tant que l'homme sera mortel. Frère d'armes vivant puisqu'il aide encore les humains à affronter "l'absurdité" de leur passage sur Terre. "La prise de conscience que la vie est absurde ne peut être une fin, mais un début."
Il est une auberge espagnole, un lieu où trouver du réconfort et parfois des réponses, a minima des pistes de réflexion balisées. Quelles que soient les questions que vous vous posez, soyez certain qu'il a tenté d'y répondre. "Créer, c'est vivre deux fois."


Une bibliothèque sans Albert Camus c'est comme une cigarette sans allumettes, une charlotte aux fraises sans les fraises, Carcassonne sans la Cité.
Une dystopie ? Rhôôô non ! "Mal nommer les choses, c'est ajouter du malheur au monde." s'écri(e)rait-il ! 😊

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